Chronique "A boire Cusset", L'Allaisienne n°50 (automne 2019)
L’autre jour, j’étais en train de marcher dans la rue (c’est ce qui m’aide à répondre à la question de savoir où je dois aller) quand je rencontre par hasard (le hasard se définissant précisément comme la rencontre entre deux trajets n’allant pas dans le même sens) Mireille (je dis Mireille, mais je ne sais plus comment elle s’appelle, je n’ai même pas souvenir de l’avoir déjà entendu s’appeler). Et elle me demande sans ambages (j’ai toujours préféré avec ambages, mais je ne me formalise pas pour autant) : « Dis donc (elle voulait donc que je dise quelque chose), Gérard (bizarrement elle m’a toujours appelé Gérard alors que c’est elle qui s’appelle Mireille), ça va ? »
J’avoue que sa question m’a laissé dans l’état du panneau de signalisation sous lequel j’étais en train de passer : interdit. Que voulait-elle dire exactement par ces deux mots sibyllins : « ça va ? » ? Pourquoi utiliser le neutre « ça » comme sujet du verbe d’action « aller », sans y ajouter le moindre objet ? J’y ai vu tout de suite une référence implicite à la topique de Freud : comme mon Moi donnait l’impression de naviguer à vue et que mon Surmoi s’en foutait complètement, elle a dû se dire que j’étais piloté par mon Ça. Certes, mais alors dans ce cas, pourquoi ne pas utiliser l’article déterminé : « LE Ça va ? ». Et surtout, pourquoi ne pas poser la question de la destination ? Si Mireille m’avait demandé : « Le Ça va où ? », tout aurait été beaucoup plus clair pour moi. Ou même si elle avait demandé : « Comment tu vas où ? », nous aurions pu engager la conversation autour des moyens idoines de locomotion à l’ère de la multimodalité. Mais là, « ça va ? », j’avoue que cela m’a laissé pantois, dans une pantoisitude que je n’avais plus connue depuis qu’un automobiliste anonyme m’avait interpellé en ces termes surprenants : « Va niquer ta mère ! », injonction là encore visiblement inspirée de l’interprétation freudienne du mythe d’Oedipe (décidément Freud est partout) et dans laquelle j’avais reconnu une invitation purement symbolique au moment où je m’apprêtais à aller déjeuner chez Maman. La question de Mireille ne cesse de tourner sans fin dans mon crâne jusqu’à m’empêcher de dormir. La nuit, le « ça va ? » me hante. Alors j’ai décidé depuis lors de retourner systématiquement la question à l’envoyeur pour ne plus avoir à y répondre : « et toi ? » dis-je. Et j’ai remarqué que cela suffit à clouer le bec de mon interlocuteur. Je suis rassuré.
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